« Le passé n’est jamais mort. Ce n’est même pas passé. Nous travaillons tous dans des toiles tissées bien avant notre naissance, des toiles d’hérédité et d’environnement, de désir et de conséquence, d’histoire et d’éternité. »
William Faulkner (in Le bruit et la fureur – 1929)
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Destruction, réaffectation, détournement : l’architecture arménienne au péril de la géopolitique du XXIe siècle
En dressant à grosses mailles les traits d’un art distinctif de construire, nous avons souhaité démontrer en quoi les bâtisseurs arméniens ont été aussi bien des initiateurs que des “passeurs” de concepts et de formes appartenant à l’histoire universelle de l’architecture.
Ils ont su se faire les héritiers d’une tradition antique, d’inspiration romaine et perse, puis innover aux cours d’un âge d’or précoce (Ve/Xe) et s’ouvrir dans des périodes plus conflictuelles aux combinaisons formelles des nouveaux arrivants. Bien que cet article se soit centré sur les églises, et monastères, le patrimoine vernaculaire mérite l’étude même s’il apparaît moins spécifique car il se fond dans l’apparence commune des bourgs et des villes d’Asie Mineure.
Les découpages ethno-confessionnels ont conduit les Arméniens à cohabiter depuis longtemps dans un environnement de groupes ethniques, linguistiques et religieux divers. Du point de vue culturel, ils ont créé des liens de réciprocité avec les peuples qui les entouraient.
Toutefois, les pressions “géo-historiques” continuent de ne pas épargner cette région. Par ricochet, des menaces pèsent sur ce qui reste du patrimoine arménien au XXIe siècle. Tout particulièrement, pour deux pays qui jouxtent le “réduit” territorial arménien actuel : la Turquie, enfermée dans son négationnisme d’état vis-à-vis du génocide de 1915, et l’Azerbaïdjan qui construit son émancipation nationale récente par un “contre-récit” vis-à-vis de son voisin.
Concernant la Turquie, tout d’abord. Avant le génocide de 1915, selon un inventaire du patriarcat arménien de Constantinople, il y avait en 1914 six mille huit cent églises et monastères sur l’ensemble du territoire de l’Arménie occidentale1 . Environ deux millions d’Arméniens vivaient sur ces terres ottomanes, fréquentaient non seulement ces lieux, mais aussi des écoles, universités, ainsi que des ateliers et manufactures, sans compter des champs et les jardins. À peine 2,5 % de ce patrimoine ont subsisté aux exactions. Fait plus grave, tout au long du XXe siècle, au-delà des changements de toponymie, la dégradation des édifices relictuels s’est poursuivie.
Dans l’espace-temps de la Turquie contemporaine, l’Anatolie dont la partie orientale correspond au “plateau arménien” occupe une fonction cardinale2 . La nécessité d’y substituer les traces du substrat minoritaire arménien ou byzantin, en privilégiant le patrimoine ottoman, et d’exalter une origine anatolienne antique de la nation turque, impose silence aux monuments des anciennes minorités, plus autochtones. Pour beaucoup d’entre eux, ils ont été délibérément détruits ou endommagés, abandonnés, avec leurs pierres taillées réemployées sur des constructions résidentielles anodines, recyclées comme marches d’escaliers (par exemple à Taksim dans Istanbul). Certains encore debout servent d’étables, d’entrepôts et même de prisons. Dans les meilleurs des cas, ils sont transformés en mosquées ou qualifiés de monuments de l’architecture seldjoukide.
Toutefois, l’attitude qui consiste à se polariser sur ces destructions tiendrait de la naïveté. Outre que beaucoup de pays ne sont pas à l’abri de critiques, il est évident qu’aucune coercition n’est possible via l’Unesco et qu’il faudrait plutôt convaincre la Turquie, qu’en éradiquant ce patrimoine, c’est au fond la lecture de sa propre histoire artistique qu’elle condamne. D’ailleurs, ces derniers années Ankara s’est réapproprié ces sites arméniens des confins de l’Anatolie orientale en inscrivant Ani et Aghtamar comme biens Unesco. Ils possèdent véritablement le caractère paysager iconique auquel les experts internationaux de l’Icomos sont généralement attentifs et, de surcroît, un certain potentiel touristique.
Il reste que la politique patrimoniale de la Turquie est aussi cynique. Car pour spectaculaires qu’elles aient été, les restaurations récentes sont des mesures tardives et donc alibis, d’autant qu’elles sont effectuées sur un nombre trop limité d’édifices pour procéder d’une réelle “repentance” au moins dans le domaine patrimonial. À cet égard, l’exemple de l’Espagne, qui a mis autant de soins à entretenir et restaurer ces églises que les anciennes moquées ou vieilles synagogues, est beaucoup plus remarquable. Même l’Iran engage un traitement plus protecteur et régulier concernant le patrimoine arménien d’Iran du nord (monastère de Saint-Étienne et de Saint-Tadhée ou le quartier arménien du XVIIe d’Ispahan).
En Azerbaïdjan, la menace d’une annihilation partielle et d’un détournement est d’actualité. Déjà, dans la région azerbaidjanaise du Nakhitchevan, où au début du siècle dernier la population arménienne était majoritaire, la présence arménienne, soumise aux vexations pendant la période soviétique, a été complètement déracinée. Il s’en est suivi l’arasement d’édifices religieux historiques puis des cimetières.
En “Artsakh-Karabagh”, suite à la fuite de la population locale en septembre 2023 face à l’avancée des troupes azéris, l’Azerbaïdjan s’efforcera de la même façon d’effacer pour longtemps les traces de l’existence des Arméniens, produisant un environnement dénaturé, dans le but qu’ils ne souhaitent plus revenir, confrontés à la disparition totale de leur patrimoine. Les habitants de l’ancienne république laissent derrière eux des lieux de culte et des sites archéologiques. Ces inquiétudes sur l’héritage culturel, artistique et religieux sont fondées. Ainsi, récemment, le directeur de l’Union azérie des architectes avait déclaré souhaiter « la destruction de toutes les églises du Haut-Karabakh ». Quant au président azéri Ilham Aliyev, il avait appelé à effacer toutes traces et inscriptions arméniennes de leurs façades, les jugeant « factices » et attribuant l’origine des édifices à une culture depuis belle lurette disparue celle de l’Albanie du Caucase (royaume chrétien situé autrefois dans ce qui est aujourd’hui l’Azerbaïdjan). Ce choix est d’autant plus facile que cette culture s’est développée dans le sillage de l’arménienne et que les derniers locuteurs ont disparu, ce qui prévient une revendication d’autonomie ou d’indépendance d’une quelconque minorité3 .
Au regard de ce qui précède, la situation actuelle du patrimoine arménien appelle des conclusions nécessairement provisoires. Les quelques exemples exposés plus haut montrent à quel point, si certains édifices architecturaux ont acquis une notoriété internationale, c’est dans sa variété que cet héritage est au fond menacé. Il reste encore beaucoup à faire en matière de recherche, tant sur le patrimoine séculier, que sur celui des traces d’une architecture d’organismes cénobitiques, dont certaines fouilles récentes laissent entendre qu’ils sont plus diffusés qu’attendus.
Ainsi donc, située entre l’Orient et l’Occident, l’Arménie servira, tout le long de son histoire tourmentée, de pont entre deux mondes. La ténacité de ses habitants a permis à ce petit peuple de triompher de tous les avatars et de créer sans désemparer des chefs-d’œuvre architecturaux, sculpturaux, picturaux, artisanaux dignes d’une grande nation.
C’est un miracle, aux yeux de tout arpenteur-voyageur, qu’après tant de destructions, l’Arménie dans ses frontières actuelles, puisse déployer encore une quantité de richesses artistiques, sans oublier celles qui sont dispersées dans la diaspora. En joignant à ces œuvres une production littéraire qui, du Ve au XXe siècle, n’a cessé de faire l’admiration des spécialistes, on comprend qu’une culture, austère en apparence mais poétique dans l’âme, a réussi à porter d’une certaine manière un message de victoire face à l’idée de la mort.
- Sources : l’on peut citer, parmi d’autres travaux, deux enquêtes : 1. M. Ormanian. The church of Arménia, 3 rd rev. Ed (NY : St. Vartan Press, 1988), appendices II and III, p 235-45. 2. Minutes de la session du Tribunal Permanent des Peuples consacrée au génocide arménien. Rapport sur le patrimoine arménien de D. Kouymjian, Université de Fresno, p 295-310. Flammarion 1984. ↩
- En France, sur cette thématique l’on peut utilement se référer aux travaux d’Étienne Copeaux (1997) ou de Michel Bruneau (2016) ↩
- Pour approfondir les recherches sur les risques l’on peut se référer au site de l’université de Cronell aux états-unis : https://caucasusheritage.cornell.edu. Voir également l’article de l’Orient le Jour sur ce sujet : https://www.lorientlejour.com/article/1351982/le-patrimoine-armenien-dans-linconnu-apres-la-chute-du-haut-karabakh.html ↩